La banque centrale la plus puissante du monde est sur le point de découvrir jusqu’à quel point elle peut déstabiliser les marchés financiers sans provoquer d’effondrement.
Afin de freiner la plus forte inflation enregistrée depuis des décennies, la Fed a effectué son relèvement de taux le plus agressif depuis 2000 (+1,50 %). Elle prévoie également de mettre fin à ses achats massifs d’actifs financiers, qui ont permis d’abreuver massivement les marchés en liquidités depuis le krach de 2020. Et les autres instituts d’émission vont bientôt lui emboîter le pas. Plus de 50 banques centrales ont déjà relevé leurs taux de directeurs de 50 points de base ou plus en 2022 (voir le graphique). Et, selon Bloomberg Economics, les autorités monétaires des pays du G7, de la Banque centrale européenne à la Banque du Canada, vont réduire leurs bilans d’environ 410 milliards de dollars au total d’ici à la fin de l’année.

Le hic, c’est que ce durcissement des conditions financières intervient au moment où l’économie mondiale connaît l’une des périodes les plus instables de son histoire récente. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions que cela a engendré ont créé un véritable choc. Les chaînes d’approvisionnement, déjà perturbées par la pandémie, ont encore été plus secouées. Ce qui place les entreprises en situation délicate, car elles sont confrontées à une envolée généralisée de leurs coûts de production (que ce soit au niveau des salaires ou des matières premières). La crainte aujourd’hui est que les banques centrales, qui veulent sevrer le système financier de leurs mesures de stimulation monétaire sans précédent, risquent de perturber les flux de capitaux, voire de faire tomber les économies en récession.
Même si aucun signe de tensions généralisées n’est observé pour le moment, certains voyants commencent tout de même à se rapprocher de la zone de danger :
1. Marché obligataire sens dessus dessous
Qu’on le veuille ou non, la courbe des taux des bons du Trésor américain reste le meilleur indicateur pour prévoir l’évolution future de l’économie – même si les achats massifs de la Fed pendant la pandémie ont faussé la donne. En temps normal, lorsque la conjoncture est bonne, le taux d’intérêt sur un emprunt avec une échéance de, par exemple, 10 ans est plus élevé que celui d’un titre disposant d’une maturité à plus court terme, car les investisseurs exigent une meilleure rémunération pour compenser le risque que l’inflation ne vienne éroder leurs rendements. Lorsque les taux à court terme sont plus élevés que les taux à long terme, on parle alors d’inversion de la courbe des taux, c’est le signe que le marché obligataire pense que la banque centrale finira par devoir abaisser ses taux afin de soutenir la croissance. Si chaque inversion de la courbe n’est pas systématiquement suivie par d’un ralentissement économique, c’est, en revanche, le cas lorsque l’inversion se prolonge, a fortiori lorsque ce sont deux des courbes les plus suivies qui s’inversent en même temps :
- Depuis le début des années 1990, chaque fois que les taux des bons du Trésor à 3 mois et à 2 ans ont dépassé ceux à 10 ans, l’économie est quasi systématiquement tombée en récession dans les 6 à 18 mois qui ont suivi – la dernière double inversion en date a précédé une pandémie que personne n’avait vue venir. Il s’agit, certes, d’une mesure « simplifiée », mais les importants mouvements observés récemment sur les courbes des taux ont mis les investisseurs à cran (voir le graphique).

- A la fin mars et au début avril, l’écart entre les taux à 2 et 10 ans s’est brièvement inversé avant de se normaliser. Cela montre que le marché a peur de voir le resserrement agressif de la politique monétaire de la Fed provoquer une récession, la hausse du loyer de l’argent risquant de freiner les dépenses des ménages et les investissement des entreprises.
- La crainte de voir se terminer la période de l’argent « facile » est également visible en Bourse où l’indice Nasdaq 100 des valeurs technologiques enregistre son pire début d’année depuis des décennies. Les lourdes pertes enregistrées par les actifs les plus spéculatifs et la hausse de la volatilité de l’ensemble des actifs financiers illustrent également cette menace.
2. Marché du crédit perturbé
Conséquence du combat engagé par les banques centrales contre l’inflation, les entreprises n’ont plus la possibilité d’emprunter de l’argent à des taux extrêmement bas. Pire, elles risquent, pour peu que les coût du crédit augmentent trop fort et trop rapidement, de ne plus pouvoir lever de la dette sur le marché du crédit. Dans un cas extrême, les sociétés, pourtant financièrement saines, pourraient même ne plus pouvoir se financer, ce qui aurait d’énormes répercussions économiques. Souvenons-nous que cela a déjà eu lieu au début de la pandémie et forcé les banques centrales à prendre des mesures sans précédent pour aider les entreprises à garder la tête hors de l’eau. L’indicateur le plus suivi sur le marché du crédit est le différentiel de taux (ou spread) par rapport aux obligations souveraines que les investisseurs exigent pour détenir les emprunts émis par les entreprises de bonne qualité crédit (« investment grade »). Le spread relatif à l’indice Bloomberg des obligations d’entreprise investment grade est passé d’un plancher de 0,8 % en juin 2021 à 1,3 % aujourd’hui. Un spread au-dessus de 1,5 % serait le signe avant-coureur d’une possible paralysie sur le marché du crédit. La mesure a, en effet, prouvé sa fiabilité par le passé, en franchissant le cap des 2 % lors des années volatiles qui ont suivi la crise financière de 2008-2009 et lors de la pandémie de 2020.
3. Marché monétaire à court terme
Les mesures de stimulation sans précédent de la Fed ont fait gonfler les liquidités excédentaires dans le système financier et les banques ont accumulé des réserves records. Maintenant que la banque centrale US commence à réduire la taille de son bilan (9 000 milliards de dollars) - un processus appelé resserrement quantitatif -, les investisseurs redoutent de voir l’offre de dettes à court terme surpasser la demande. Lorsque la Fed entamera la cure d’amaigrissement de son portefeuille d’actifs – en ne remplaçant tout simplement plus les titres arrivés à échéance –, le nombre de bons du Trésor et d’obligations adossées à des emprunts hypothécaires en quête d’un acheteur augmentera. Et l’encours des réserves dans le système bancaire chuteront. Personne ne peut prédire comment cela se terminera. Mais la dernière fois que la banque centrale s’est embarquée dans un resserrement quantitatif, les choses ont fini par se détériorer à la fin 2019. A l’époque, les banques ont vu leurs réserves fondre comme neige au soleil, provoquant une chute de la masse monétaire en circulation. Depuis, la Fed a mis en place des outils supplémentaires pour l’aider à réduire ce risque de liquidité. Mais tous les paris sont ouverts. Il y a environ deux ans et demi, les réserves totales détenues par les instituts de dépôt auprès de la Fed ont chuté à environ 1 400 milliards de dollars (voir le graphique). Cela avait suffi à provoquer des problèmes de liquidités sur le marché des prêts au jour le jour. Barclays évalue aujourd’hui le point potentiel de rupture à environ 2 000 milliards de dollars. Or, les réserves avoisinent actuellement les 3 300 milliards de dollars.

Lorsque l’on prend en compte tous ces éléments, on comprend que les investisseurs redoutent que le resserrement des conditions financières et l’arrêt des injections de liquidités des banques centrales se révèlent source d’instabilité sur les marchés financiers. Dans son histoire, la Fed n’a jamais réussi à réduire l’inflation de plus de 2 % aux États-Unis sans provoquer une récession ! Il va donc être difficile pour la banque centrale américaine de piloter un atterrissage en douceur de son économie. Dans ce contexte, les investisseurs souhaitant se protéger contre un regain de turbulences sur les marchés pourraient à nouveau se tourner vers les obligations de la meilleure qualité crédit. Les rendements des obligations « investment grade » (émis par les États et les entreprises) avoisinent actuellement les 3,2 %, alors que le rendement moyen des dividendes des actions est d’environ 2,4 %. L’écart entre ces deux rendements, environ 0,8 %, n’avait plus été aussi élevé depuis 2011 ! Aux États-Unis, où la hausse des taux est la plus forte, le différentiel est encore plus marqué (2 %) ! Une évolution qui devrait être bien accueillie par les investisseurs obligataires, qui ont dû composer avec la plus violente sous-performance des obligations depuis au moins 1973 (elles ont perdu près de 12% de leur valeur cette année). Le pire de la correction obligataire étant probablement déjà derrière eux, ils vont probablement être tentés d’augmenter légèrement la duration de leurs portefeuilles obligataires pour se protéger contre la menace d’un ralentissement de l’économie. Sachant que les obligations « investment grade » affichent une duration plus élevée que les obligations à haut rendement, ils vont sans doute privilégier les obligations de bonne qualité crédit...